Les Amants jaloux (Alain-René LESAGE)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 21 novembre 1735.

 

Personnages

 

DAMIS, riche bourgeois

ARAMINTE, mère d’Angélique

ANGÉLIQUE, fille d’Araminte

CLÉANTE, fils de Damis, et amant d’Angélique

LUCILE, amante d’Éraste

ÉRASTE, amant de Lucile

LISETTE, suivante d’Angélique

LOLIVE, valet de Cléante

 

La scène est à Paris, dans une cour commune à la maison d’Araminte et à celle de Damis.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ARAMINTE, LISETTE

 

ARAMINTE.

Demeure, Lisette, je veux aller seule ; je ne vais que chez mon notaire, je serai bientôt de retour.

LISETTE.

Chez votre notaire ? Ah ! j’y suis. Vous y allez apparemment pour une affaire qui regarde Angélique ?

ARAMINTE.

Paix, Lisette, écoute ; je n’ai rien de caché pour toi. J’ai dessein de marier ma fille ; je ne puis mieux lui prouver jusqu’à quel point elle m’est chère.

LISETTE.

C’est selon... si vous lui destinez un aimable époux...

ARAMINTE.

Oui, c’est un homme puissamment riche.

LISETTE.

La fortune ne gâte rien : mais est-ce quelqu’un qui mérite qu’on l’aime personnellement ?

ARAMINTE.

Avec de grands biens, Lisette ?

LISETTE.

Avec de grands biens on peut être flatté, caressé, épousé : mais quelquefois on n’en est ni plus aimable, ni plus aimé. L’époux dont il s’agit est-il jeune ?

ARAMINTE.

Bon ! une fille raisonnable s’embarrasse-t-elle de la jeunesse ?

LISETTE.

C’est-à-dire que notre prétendu est un original riche, vieux et dégoûtant.

ARAMINTE.

Non, c’est notre voisin, M. Damis.

LISETTE.

M. Damis ! lui, le père de Cléante !

ARAMINTE.

Lui-même.

LISETTE.

Fi donc ! c’est un ladre, un vilain.

ARAMINTE.

Il fait de grands avantages à ma fille.

LISETTE.

Tout ce qu’il vous plaira ; elle ne l’épousera point. Encore si c’était Cléante, son fils, passe...

ARAMINTE.

Je le voudrais, car j’estime Cléante ; j’ai vu sans peine les visites qu’il nous faisait avant son absence. Mais, depuis qu’il est parti pour Lyon, les choses sont changées ; s’il aime Angélique, je le plains, son père est son rival. En un mot, j’ai donné ma parole à M. Damis ; il épousera demain ma fille ; cela est arrêté entre nous.

LISETTE, bas.

J’enrage.

ARAMINTE.

Un si bon mariage est une occasion qu’il faut saisir.

LISETTE.

Belle occasion, ma foi, que l’emplette d’un mari sexagénaire ! Ne vaut-il pas mieux attendre quelque chose de meilleur pour une fille de dix-sept ans ?

ARAMINTE.

Après dix-sept ans, il en viendra dix-huit, vingt, vingt-cinq et trente. Les belles années s’échappent avec tant de vitesse ! Il ne faut donc pas perdre de temps, et j’exige de ton zèle que tu conseilles à ma fille d’obéir avec joie.

LISETTE.

Non, Madame, je ne lui conseillerai point d’épouser un vieux fou qui la rendrait malheureuse. Car enfin c’est la conformité d’âge qui fait celle des humeurs ; celle des humeurs fait celle des passions ; celle des passions fait la liaison des cœurs ; et la liaison des cœurs fait le bonheur de la vie.

ARAMINTE.

Erreur de jeunesse ; c’est dans l’abondance qu’une femme trouve sa félicité. La magnificence des habits, les bijoux, les équipages, tout le faste d’un riche établissement : voilà pour une femme les véritables biens. Ce que notre cœur donne à l’amour n’est que passager, mais ce que la vanité prend sur notre âme, forme un sentiment cher et précieux qui ne nous quitte jamais.

LISETTE.

Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites là ; mais Angélique pense tout autrement que vous.

ARAMINTE.

Qu’elle pense ce qu’il lui plaira ; la journée ne se passera pas que le contrat ne soit signé.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

LISETTE, seule

 

Fort bien, madame Araminte, fort bien monsieur Damis ! vous nous procurez de l’occupation dans l’absence de Cléante ; mais vous n’en êtes pas l’un et l’autre où vous pensez ; nous y mettrons bon ordre, sur ma parole.

 

 

Scène III

 

LISETTE, ANGÉLIQUE

 

ANGÉLIQUE.

Ah, Lisette ! ma mère t’a parlé ; tu sais sans doute tout mon malheur.

LISETTE.

Oui, je sais l’extravagance de M. Damis, et la folie de madame Araminte ; mais dans le fond je les excuse. Madame votre mère est éblouie des grands biens de M. Damis, et M. Damis n’a pu voir vos charmes sans perdre le peu de raison qui lui restait. Cependant n’appréhendez rien ; je ne souffrirai point que vous soyez la victime de l’avarice de l’une, et la proie de l’amour de l’autre.

ANGÉLIQUE.

Tu me rends la vie, ma chère Lisette ; mais, que faire ? qu’imagineras-tu ?

LISETTE.

Cela est déjà tout imaginé. Madame Araminte ne veut vous donner à M. Damis que parce qu’elle aime l’argent : elle vous donnerait aussi bien à un autre qui ne serait pas moins riche ; il ne s’agit donc que de mettre d’accord chez elle la nature et l’intérêt.

ANGÉLIQUE.

C’est ce qui n’est pas facile.

LISETTE.

Pardonnez-moi. Qu’un jeune homme, par exemple, beau, bien fait, maître de soi et d’un bien considérable, vous demande aujourd’hui en mariage, croyez-vous que madame votre mère, qui, dans le fond, vous aime, lui refuse la préférence ?

ANGÉLIQUE.

Mais ce jeune homme-là ne saurait être Cléante.

LISETTE.

Non, mais un autre lui-même ; Éraste, son meilleur ami.

ANGÉLIQUE.

L’extravagante idée ! Éraste, l’intime ami de Cléante et l’amant de Lucile, serait capable d’une pareille infidélité ?

LISETTE.

Pourquoi non ? ce ne serait pas une chose si extraordinaire.

ANGÉLIQUE.

En vérité, la tête te tourne.

LISETTE.

Oh ! si vous vous fâchez, je continuerai. Oui, c’est un office d’ami que d’enlever à un autre sa maîtresse. On rend quelquefois service à tous les deux.

ANGÉLIQUE.

As-tu donc juré de me désespérer ?

LISETTE.

Non ; je n’ai pas envie de vous marier sérieusement avec Éraste, et je le voudrais en vain. Il est attaché à Lucile, et Lucile répond à ses vœux. Je prétends seulement qu’il feigne, aux yeux de madame Araminte, un amour qu’il ne sent pas. Je veux qu’il lui paroisse au désespoir du dessein qu’elle a de vous livrer à M. Damis. Enfin je veux qu’il rompe ce mariage, qu’il vous demande, qu’il vous obtienne. Et il vous obtiendra ; car, encore une fois, pourvu que les richesses soient égales, madame votre mère vous laissera le choix du mari.

ANGÉLIQUE.

J’entends bien ; mais où cela nous mènera-t-il ?

LISETTE.

À bon port. Peut-être que M. Damis se piquera tout-à-fait, et perdra l’envie de se marier lorsqu’il se verra pour concurrent un rival de la figure d’Éraste. Au pis aller, nous gagnerons du temps, et disputerons le terrain jusqu’au retour de Cléante, ce qui ne peut être fort éloigné. Avec Cléante, reviendra de Lyon M. Lolive, son valet, dont le génie supérieur nous fournira dix stratagèmes pour un.

ANGÉLIQUE.

Mais crois-tu qu’Éraste ?...

LISETTE.

Ah ! que vous êtes difficultueuse ! Oui, je crois Éraste trop ami de Cléante pour ne se pas prêter à tout ce que nous voudrons.

ANGÉLIQUE.

Et ne crains-tu pas que Lucile ?...

LISETTE.

Encore ? Hé bien, Lucile est naturellement jalouse, et notre ruse pourra donner beau jeu à sa jalousie ; mais cela ne doit pas vous inquiéter.

ANGÉLIQUE.

Sa vivacité me fait peur.

LISETTE.

Il est vrai que c’est un étrange caractère de fille. Elle nous visite tous les jours ; elle vous caresse, et c’est assurément quelque ridicule soupçon qui nous l’attire si fréquemment. N’avez-vous point remarqué qu’elle n’est point de bonne humeur quand elle rencontre Éraste avec vous ?

ANGÉLIQUE.

C’est à quoi je n’ai pas pris garde.

LISETTE.

Voici Éraste fort à propos.

 

 

Scène IV

 

ANGÉLIQUE, LISETTE, ÉRASTE

 

ÉRASTE.

Madame, je vous apporte une agréable nouvelle.

LISETTE.

Et nous en avons de fort tristes à vous apprendre.

ÉRASTE.

Ne songeons qu’au plaisir de revoir Cléante : il arrive.

ANGÉLIQUE.

Cléante arrive !

ÉRASTE.

Selon ce qu’il m’écrit, il sera ici demain tout au plus tard.

LISETTE.

Tant mieux, il revient assez à temps pour être un garçon de la noce.

ÉRASTE.

Je ne t’entends point, Lisette.

LISETTE.

Je le crois bien. Cet extravagant de M. Damis qui s’est avisé de devenir amoureux de nous.

ÉRASTE.

Il n’est pas possible !

ANGÉLIQUE.

Il n’est que trop vrai.

LISETTE.

Nous signons aujourd’hui, et nous épousons demain.

ÉRASTE.

Que me dites-vous ! Hé, n’y a-t-il pas moyen de prévenir ce malheur ?

LISETTE.

Vous jugez bien qu’il ne me conviendrait pas de laisser ainsi sacrifier ma maîtresse à un vieillard, sans avoir mis en œuvre mon industrie. J’ai imaginé un expédient pour parer ce coup, et nous le parerons, si vous voulez.

ÉRASTE.

Si je le veux ! Ô Ciel ! je promis à Cléante, le jour qu’il partit pour Lyon, de veiller au soin de sa flamme. Je dois conserver Angélique à son amour au péril de ma vie.

ANGÉLIQUE.

Quel procédé généreux !

LISETTE.

Vous nous rassurez, Monsieur. Puisque vous êtes de si bonne volonté, nous romprons ce mariage ridicule ; cela ne dépend que de vous.

ÉRASTE.

Vous n’avez qu’à parler. Que faut-il que je fasse pour rendre un si grand service à mon ami ?

LISETTE.

Faites tout à l’heure la demande de ma maîtresse à madame Araminte.

ÉRASTE.

La demande d’Angélique ! hé, pour qui ?

LISETTE.

Pour vous, pour vous-même. Monsieur, vous reculez ? Est-ce là comme vous êtes prêt à tout faire pour Cléante ?

ÉRASTE.

Madame, je connais Lisette ; elle aime à se divertir.

ANGÉLIQUE.

Écoutez, Éraste.

LISETTE.

Monsieur, parlons net. Êtes-vous d’humeur à nous servir ?

ÉRASTE.

N’en doutez pas.

LISETTE.

Hé bien, madame Araminte est allée chez son notaire ; elle va revenir. Demandez-lui la préférence sur M. Damis ; faites l’amant désespéré.

ÉRASTE.

Je ne vois pas trop bien à quoi cela peut aboutir.

LISETTE.

Nous le voyons bien, nous. En un mot, si vous ne lui dites que vous allez vous noyer, si elle vous refuse Angélique, nous n’avons qu’à nous aller noyer nous-mêmes. Cléante, de retour, ne manquera pas de suivre notre exemple, et son valet Lolive sera peut-être assez fou pour en faire autant. Voyez combien de gens au désespoir, parce que vous n’aurez pas voulu faire semblant d’être amoureux d’une fille si charmante.

ÉRASTE.

Je veux bien faire ce que vous exigez de moi ; mais vous ne songez pas qu’on me blâmera dans le monde d’avoir joué madame Araminte.

LISETTE.

Point du tout.

ÉRASTE.

Et de plus, vous savez mes engagements avec Lucile ; et je crois ne pouvoir lui cacher...

ANGÉLIQUE.

Je compte bien l’en avertir moi-même.

ÉRASTE.

Vous connaissez Lucile, et j’appréhende...

LISETTE.

Hé, oui, si vous lui faisiez tout de bon quelque mauvais tour, elle vous aime assez pour vous arracher les yeux ; mais, comme dans cette occasion vous ne cherchez qu’à servir un ami, il faudrait qu’elle fût folle pour s’opposer à ce que vous voulez faire.

ANGÉLIQUE.

J’entends Araminte. Déterminez-vous vite, et jouez bien votre rôle.

 

 

Scène V

 

ANGÉLIQUE, LISETTE, ÉRASTE, ARAMINTE

 

ÉRASTE.

Ah ! Madame, quel coup ! quel terrible coup ! on vient de me dire que vous mariez votre adorable fille !

ARAMINTE.

On vous a dit vrai, Monsieur.

ÉRASTE.

On veut m’enlever Angélique ? grands dieux ! je suis au désespoir ! que dis-je ? ma mort est certaine, si ce cruel mariage s’accomplit !

ARAMINTE.

Ce discours m’étonne, Éraste.

LISETTE.

Il n’y a pourtant rien de surprenant à cela. Monsieur aime Mademoiselle, Mademoiselle aime Monsieur. Ne sont-ils pas, pour s’aimer, d’âge et de figure convenables ?

Montrant Éraste.

Joignez à cela une fortune solide. Ce n’est pas, comme M. Damis, des pistoles et des fluxions.

ÉRASTE.

Vous savez, Madame, quel parti je suis ; mais ayez plus d’égard à notre tendresse mutuelle qu’à mon bien.

ARAMINTE.

Mais, Monsieur, vous redoublez ma surprise. Que les mères sont dupes ! Je ne me suis jamais aperçue que vous vous aimassiez tous deux.

LISETTE.

Ils ont caché leur amour pour en augmenter le plaisir.

ARAMINTE.

Que ne m’avez-vous déclaré plus tôt vos sentiments ?

ÉRASTE.

Je voilais vous les faire connaître par le ministère d’un ami commun.

ARAMINTE.

Et vous, Angélique, que ne me disiez-vous...

ANGÉLIQUE.

Je n’ai pas osé, Madame.

LISETTE.

Je n’ai pas osé non plus. Et vous n’auriez peut-être pas voulu nous croire. Mais l’air sincère et véritable de Monsieur est un témoignage qui doit vous suffire.

ARAMINTE.

Je n’en veux pas davantage. Cependant j’aurais plutôt soupçonné Cléante qu’Éraste.

Araminte tombe dans une profonde rêverie.

 

 

Scène VI

 

ARAMINTE, ANGÉLIQUE, ÉRASTE, LISETTE, LUCILE

 

LUCILE, sans être aperçue.

On m’a bien dit que je le trouverais ici. Je le vois avec la mère et la fille. Écoutons : un mot peut me mettre au fait.

LISETTE, bas à Éraste.

Allons, Monsieur, flattez madame Araminte. Un peu plus de jeune homme encore. Là, embrassez ses genoux.

LUCILE, sans être aperçue.

Aux genoux d’Araminte !

ÉRASTE, aux genoux d’Araminte.

Madame, ma chère Madame !

LUCILE, sans être aperçue.

Que veut-il obtenir d’elle ?

Araminte fait un mouvement comme pour obliger Éraste à se relever.

ÉRASTE.

Je ne me lèverai point que l’honneur d’être votre gendre ne me soit assuré.

LUCILE, sans être aperçue.

Son gendre ! ah le monstre ! malheureuse Lucile !

ÉRASTE.

Il dépend de vous, Madame, de me faire la plus glorieuse destinée.

LUCILE, sans être aperçue.

Je ne puis m’empêcher d’éclater.

ÉRASTE, toujours à genoux.

Si vous me refusez la main d’Angélique, c’est l’arrêt de ma mort que vous prononcerez.

ARAMINTE, tendant la main à Éraste d’un air riant.

Monsieur.

LUCILE, allant se mettre entre Éraste et madame Araminte.

Je n’y puis plus tenir.

ÉRASTE, se levant avec précipitation.

Ah !

LUCILE.

Ne vous pressez point ; Éraste est engagé ailleurs. Il ne saurait profiter de vos bontés.

ARAMINTE.

C’est à vous, Monsieur, de m’expliquer le compliment de Madame.

ÉRASTE, bas à Lisette.

Quel contretemps !

LISETTE, à Lucile.

Madame, on vous instruira de tout. C’est un stratagème de mon invention.

LUCILE, à Lisette.

Fort bien !

À Araminte.

Non, Madame, Éraste ne peut épouser Angélique sans être le plus perfide des hommes.

ARAMINTE, à Éraste.

Monsieur, vous trompez Lucile ou ma fille. Déclarez-vous laquelle des deux doit avoir la gloire de fixer votre inconstance.

LUCILE.

Madame le prend à merveille ; oui, décidez.

ANGÉLIQUE, bas.

La fâcheuse aventure !

ARAMINTE, à Éraste.

Hé quoi, Monsieur, vous êtes devenu muet ?

LUCILE.

Il parlera, Madame, il parlera. Je ne vous quitte point qu’il ne se soit expliqué clairement.

ÉRASTE, bas à Lisette.

Lisette, c’est ta faute, je vais découvrir tout.

LISETTE, bas à Éraste.

Vous êtes trop galant homme pour vouloir me perdre...

Bas à Araminte.

Madame, rentrons ; il ne tardera pas à nous suivre. S’il a aimé Lucile, il ne l’aime plus ; mais cela ne se peut pas dire en face.

LUCILE.

Allons donc, Monsieur, que l’on ait le plaisir de vous entendre.

ARAMINTE.

Non, Madame, je l’en quitte. Monsieur voudrait épouser l’une sans se brouiller avec l’autre. Cette politique n’est pas de notre goût. Angélique dédaigne un cœur partagé. Adieu, Monsieur, adieu. Madame, je vous remercie d’avoir paru si à propos.

À Angélique.

Passez devant moi,

À Lisette.

et vous aussi Lisette.

S’en allant.

C’est un bonheur que M. Damis ne soit pas survenu.

 

 

Scène VII

 

LUCILE, ÉRASTE

 

ÉRASTE.

C’est à présent que je puis vous tirer d’erreur.

LUCILE.

Cela est déjà fait.

ÉRASTE.

Vous saurez...

LUCILE.

Oui, je sais ce que j’ai vu et entendu.

ÉRASTE.

Quel entêtement ! vous me feriez rire, en vérité.

LUCILE.

Ah ! je vous ferais rire, Monsieur, j’en suis charmée !

ÉRASTE.

Mais écoutez-moi.

LUCILE.

Non, perfide, je n’écoute rien.

ÉRASTE.

Il faut pourtant que je vous mette au fait.

LUCILE.

Je n’y suis que trop. Ne te présente jamais devant moi.

ÉRASTE.

De grâce, un moment.

LUCILE, s’en allant.

Adieu.

ÉRASTE, voulant la suivre.

Vous ne m’échapperez pas.

 

 

Scène VIII

 

ÉRASTE, LOLIVE

 

LOLIVE, arrêtant Éraste.

Monsieur...

ÉRASTE.

Qui me retient ?

LOLIVE.

Monsieur, je suis votre serviteur.

ÉRASTE.

C’est toi, Lolive. Cléante est donc de retour ? Son père... Angélique... il va l’épouser... Mais je n’ai pas le temps de m’arrêter ; je cours après Lucile, qui est en colère contre moi. Tu as de l’adresse, imagine, détourne, romps ce funeste mariage, que je n’ai pu empêcher. Je reviendrai ; j’informerai mon ami de toutes choses. Je vais apaiser Lucile.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LOLIVE, seul

 

Quel diable de galimatias ! Cléante, son père, Angélique, Lucile. Il va l’épouser. Imagine, romps, casse, brise. Je reviendrai. Je vais apaiser Lucile. Tout cela n’est-il pas fort clair ? Je ne laisse pas pourtant, au travers de cette obscurité, d’entrevoir de l’ouvrage pour mon génie. Oui, ma foi ! M. Damis veut épouser Angélique. Il s’agit, si je ne me trompe, de rompre ce mariage. C’est à quoi je dois rêver. Cléante, mon maître, qui m’attend chez le baigneur où nous sommes descendus, est nanti d’une lettre de change de vingt mille écus, que nous rapportons de Lyon à M. Damis. Ne nous pressons point de la rendre ; cet argent nous sera peut-être nécessaire. Mais voici mon homme.

 

 

Scène X

 

LOLIVE, DAMIS

 

DAMIS.

Oui, terminons aujourd’hui ; madame Araminte le souhaite autant que moi.

LOLIVE, à part.

C’est ce que je suis bien aise de savoir.

DAMIS, sans voir Lolive.

Cependant je prendrais plus de plaisir à me marier, si je n’avais pas l’inquiétude que me causent mes vingt mille écus.

LOLIVE, à part.

Son inquiétude est bien fondée.

DAMIS, sans voir Lolive.

Mon argent dans mon coffre, j’aurais l’esprit plus libre.

LOLIVE, à part.

Je le crois, mais il n’y est pas encore.

DAMIS, sans voir Lolive.

Je ne sais pourquoi je ne reçois point de nouvelles de mon fils.

LOLIVE, à part.

Vous en aurez tout à l’heure.

DAMIS, sans voir Lolive.

D’un autre côté, quand je pense à ma petite Angélique, je ne saurais attendre plus longtemps.

LOLIVE, à part.

Le vieux fou !

DAMIS, sans voir Lolive.

L’aimable enfant, que cette petite Angélique !

LOLIVE, à part.

Le vilain marsouin, que ce monsieur Damis !

DAMIS, sans voir Lolive.

Elle m’aimera tendrement ; sa mère me l’a promis.

LOLIVE, à part.

La bonne garantie !

DAMIS, sans voir Lolive.

Que je vais être heureux ! je ne me sens pas de joie.

LOLIVE, à part.

Modérons ces transports...

Haut.

Monsieur.

DAMIS, apercevant Lolive.

Ah ! Lolive, te voilà. Mon argent, mes vingt mille écus, mon fils me les rapporte, n’est-ce pas ?

LOLIVE.

Un autre que vous, Monsieur, s’informerait avant toutes choses de la santé des gens.

DAMIS.

Et moi, je veux avant toutes choses être instruit de ce que je te demande.

LOLIVE.

Cette diligence de Lyon est une terrible voiture ; cela va vite, mais on est diablement secoué.

DAMIS.

Bourreau ! me parleras-tu de mon argent ? M. Crysade vous l’a-t-il donné ?

LOLIVE.

Ah ! ah ! Monsieur, soutenez-moi.

DAMIS.

Quoi ? qu’est-ce qu’as-tu donc ?

LOLIVE.

Ah ! Monsieur, vous venez de nommer un homme dont je ne puis plus entendre prononcer le nom sans me trouver mal.

DAMIS.

M. Crysade ! mon ancien ami ! hé que vous a-t-il donc fait ? Est-ce qu’il n’aurait pas payé ?

LOLIVE.

Vous saurez tout par ordre ; je veux de la netteté dans mes détails.

DAMIS, s’impatientant.

Je n’en puis plus.

LOLIVE.

Un moment de patience.

DAMIS.

Ouf ! j’étouffe.

LOLIVE.

D’abord votre monsieur Crysade, votre ancien ami que le Ciel confonde, ne voilait pas nous reconnaître.

DAMIS.

Le misérable !

LOLIVE.

Il nous a traités d’imposteurs.

DAMIS.

Cela peut-il être ?

LOLIVE.

Et nous a soutenu en face qu’il ne vous devait rien.

DAMIS.

Le scélérat ! et mon fils ?

LOLIVE.

M. Cléante, qui est assurément votre vivante image pour la sagesse et la prudence, n’a rien répondu à cela.

DAMIS.

Rien répondu ?

LOLIVE.

Pas un mot.

DAMIS.

Tant pis ; et comment a-t-il pu retenir sa colère ? Un traître qui m’égorge !...

LOLIVE, mettant le doigt sur la bouche.

Doucement, Monsieur, doucement ; en matière d’affaires il faut aller bride en main. Monsieur votre fils, au lieu de couper les oreilles à ce fripon, comme il en fut tenté d’abord, s’y est pris d’une autre manière.

DAMIS.

Et de quelle autre manière ?

LOLIVE.

Nous avons eu recours à un procureur habile.

DAMIS.

Un procureur ! Ah mon cher argent ! Pourquoi ne m’avez-vous rien écrit de tout cela ?

LOLIVE.

De peur de vous chagriner ; mais, par le plus grand hasard du monde, ce procureur s’est trouvé un honnête homme.

DAMIS.

Oui, qui touchera, et me donnera des paperasses, à moi.

LOLIVE.

Point, point ; si vous aviez vu comme il prit avec chaleur votre parti, vous auriez été charmé de son intégrité. Quoi s’écria-t-il, M. Crysade refuse de payer vingt mille écus qu’il doit légitimement à M. Damis ?

DAMIS.

Oui, légitimement.

LOLIVE.

Ah, ah, laissez-moi faire. Il lui en coûtera dix mille écus avant qu’il soit six mois ; comme en effet nous menons notre débiteur si grand train, qu’au bout de trois jours la peur l’emporte sur sa mauvaise volonté.

DAMIS.

Si bien que...

LOLIVE.

Si bien que M. Crysade nous vient trouver, et nous compte vingt mille écus.

DAMIS.

Ah, je respire !

LOLIVE.

Fort bien ; mais vous n’y êtes pas encore.

DAMIS.

Qu’y a-t-il donc ?

LOLIVE.

Nous songeons à revenir ; nous mettons nos espèces à la diligence mais voyez de quoi s’avise ce maudit monsieur Crysade, ce pendard de monsieur Crysade ; pour faire connaître qu’il s’est acquitté, ou peut-être par malice, il fait publier partout que la diligence est chargée d’une somme si considérable.

DAMIS.

Le méchant homme ! Je suis ruiné.

LOLIVE.

Oh, que non, Monsieur ! Allez, nous sommes aussi fins que lui. Considérant qu’il y a du péril à s’engager sur les chemins avec tant d’argent, lorsque la chose est devenue publique...

DAMIS.

Hé bien, que fîtes-vous ?

LOLIVE.

Nous allâmes secrètement retirer notre argent de la diligence, et nous fûmes le déposer chez M. Dargyron.

DAMIS.

Hé, quel est cet homme à qui vous vous êtes confiés ?

LOLIVE.

Monsieur Dargyron ? c’est le plus fort banquier de la ville ; il foule aux pieds l’or et l’argent.

DAMIS.

L’heureux mortel ! Vous avez eu la précaution de prendre sa reconnaissance ?

LOLIVE.

Fi donc ! c’est un homme à vous rendre vos vingt mille écus, comme un autre rendrait une pistole.

DAMIS.

N’importe, il fallait toujours prendre un récépissé ; il faut se défier de tout le monde.

LOLIVE.

Précaution inutile avec un si riche banquier ! D’ailleurs le dépôt ne saurait être dénié, ayant été fait si publiquement.

DAMIS.

Ah, que je crains !... Allons, dès demain, je pars pour Lyon.

LOLIVE, bas.

C’est ce que je demande.

Haut.

Je me suis bien douté que vous prendriez cette résolution, et c’est en effet le moyen de faire les choses sûrement. Monsieur votre fils ne peut y retourner qu’on ne devine aussitôt ce qui l’amène : mais vous, y allant incognito, vous reviendrez de même, et personne ne se doutera de rien.

DAMIS.

Mais ce monsieur Dargyron, qui ne me connaît pas, fera peut-être des difficultés.

LOLIVE.

Aucune. Vous lui porterez une lettre de monsieur votre fils ; vous lui direz que vous êtes le père, et à l’heure même il vous paiera ; c’est de quoi nous sommes convenus avec lui en le quittant.

DAMIS.

Ah ! mon cher Lolive, cette affaire me dérange bien.

LOLIVE.

Non, Monsieur, vous toucherez votre somme tout entière ; il n’y manquera pas une obole.

DAMIS.

Tu ne m’entends pas. Je veux dire que mon départ pour Lyon va m’obliger de suspendre mon mariage avec Angélique.

LOLIVE.

Comment ! vous devez épouser notre jeune et belle voisine ?

DAMIS.

Je devais l’épouser demain ; mais je vois bien qu’il faut remettre la chose à mon retour.

LOLIVE.

Pourquoi ? Vous pourriez toujours épouser par provision, et partir ensuite.

DAMIS.

Oui-da ? Me le conseillerais-tu ?

LOLIVE.

C’est une autre affaire. Attendez, le conseil est difficile à donner. Vingt mille écus d’un côté, une jolie fille de l’autre. Il y a plus de jolies filles que de vingt mille écus. Toutes réflexions faites, à votre place, je me déterminerais à faire le voyage de Lyon.

DAMIS.

C’est bien aussi mon dessein. J’entre chez Araminte pour le lui apprendre, et consoler sa fille de mon départ, en l’assurant d’un prompt retour.

LOLIVE à part.

Et moi, je vais retrouver mon maître, et l’avertir de ce qui se passe au préjudice de son amour.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LOLIVE, seul

 

Je n’ai pas retrouvé Cléante chez le baigneur ; je reviens l’attendre ici. L’impatience de revoir Angélique après une assez longue absence ne peut manquer de l’attirer bientôt dans ces lieux. Le voici justement.

 

 

Scène II

 

LOLIVE, CLÉANTE

 

CLÉANTE.

Que fais-tu ici ? Ne t’avais-je pas dit de me venir rejoindre chez le baigneur.

LOLIVE.

J’y ai été, mais vous n’y étiez plus ; et, ne sachant où vous aller prendre, je suis venu vous attendre au logis.

CLÉANTE.

Tu as vu mon père apparemment ?

LOLIVE.

Oui, et nous avons eu ensemble une conversation fort intéressante. Je lui ai fait accroire que nous avons laissé à Lyon ses vingt mille écus : il va partir pour les aller chercher.

CLÉANTE.

Et pourquoi lui faire un mensonge, lorsque je les lui apporte ?

LOLIVE.

Il est très important que votre père quitte Paris.

CLÉANTE.

Ah ! Lolive, à son âge mon père n’est plus en état d’entreprendre un si long voyage.

LOLIVE.

Si vous ne voulez pas qu’il fasse celui-là, trouvez donc bon, s’il vous plaît, qu’il épouse mademoiselle Angélique.

CLÉANTE.

Que dis-tu ?

LOLIVE.

Votre père est devenu votre rival. Il allait se marier. C’était une affaire faite, si, pour la suspendre, je n’eusse pas eu l’adresse de l’envoyer à Lyon.

CLÉANTE.

Que je t’embrasse, mon cher Lolive ; sans toi, j’étais perdu mais, dis-moi, as-tu vu Éraste ?

LOLIVE.

Un moment. Il m’a parlé, et je n’ai rien compris à ce qu’il m’a dit.

CLÉANTE.

Je vais entrer chez madame Araminte, et surprendre Angélique.

LOLIVE.

Vous prenez mal votre temps pour voir votre maîtresse.

CLÉANTE.

D’où vient ?

LOLIVE.

Votre père est avec elle.

CLÉANTE.

Hé bien, j’attendrai qu’il n’y soit plus.

LOLIVE.

En tous cas, si vous le rencontrez, ne lui parlez point de la lettre de change.

CLÉANTE.

Je n’ai garde.

LOLIVE.

Cela est de conséquence. Ouf ! je suis tout rompu du voyage. Je vais, pour me refaire un peu, relier connaissance avec le vin du logis.

Il entre chez Damis.

 

 

Scène III

 

CLÉANTE, seul

 

Mon père veut m’ôter ce que j’aime ! Quel malheur est le mien ! Eh ! qu’Angélique doit être affligée de se voir ravir à ma tendresse !

 

 

Scène IV

 

CLÉANTE, LUCILE

 

LUCILE.

Cléante, on vient de m’annoncer votre retour, que j’attendais avec impatience. J’ai des choses importantes à vous apprendre.

CLÉANTE.

Vous jugez bien, Madame, que je vous aurais prévenue, si j’eusse su...

LUCILE.

Ah ! Cléante, on nous trompe, on nous trahit tous deux ! Éraste, Angélique, l’un et l’autre nous sont infidèles.

CLÉANTE.

Prenez garde, Madame.

LUCILE.

Éraste aime Angélique. Il en est aimé. Ils sont sur le point de s’épouser.

CLÉANTE.

Mais, Madame ?

LUCILE.

Vous avez peine, je le vois, à croire une si grande perfidie, et je voudrais bien en pouvoir douter : mais c’est un fait constant, j’ai surpris Éraste aux genoux d’Araminte. Le traître la conjurait, par les expressions les plus tendres et les plus passionnées, de l’accepter pour gendre.

CLÉANTE.

Pour gendre !

LUCILE.

C’est ce que j’ai vu et entendu.

CLÉANTE.

Ciel ! et Angélique ?

LUCILE.

Angélique, par une contenance également tendre et embarrassée, faisait assez voir qu’elle attendait son bonheur de l’aveu de sa mère.

CLÉANTE.

Cette nouvelle m’accable.

LUCILE.

J’en suis persuadée. J’ai senti votre peine comme la mienne ; et pour notre intérêt commun je n’ai pu retenir mon courroux.

CLÉANTE.

Je n’en aurais pas moins fait. Cependant, Madame, mon père aime aussi Angélique. Il l’a demandée, et mon valet vient de me dire qu’elle lui était promise. Comment accorder tout cela ?

LUCILE.

Rien n’est plus facile. Voilà justement ce qui engageait nos perfides à se déclarer lorsque je suis survenue.

CLÉANTE.

Vous pensez juste.

LUCILE.

La recherche de monsieur votre père a hâté leur démarche.

CLÉANTE.

Oui, Madame, cela me paraît plus clair que le jour ; mais leurs vœux ne sont pas encore remplis. Nous y mettrons quelque obstacle, je vous en réponds.

LUCILE.

J’ai déjà averti la mère, qu’Éraste n’était pas un homme sur lequel elle eût à faire beaucoup de fonds.

CLÉANTE.

J’ai un moyen plus sûr de nous venger tous deux, puisque Araminte consent que mon père épouse Angélique, il l’épousera.

LUCILE.

Quoi, Monsieur, vous pourriez céder...

CLÉANTE.

Quoi, céder ? Une volage que je dois haïr. Oui, Madame, je la cède à mon père. Puisqu’elle a été capable d’écouter Éraste, puisqu’ils s’aiment, je me fais un plaisir de les séparer.

LUCILE.

Écoutez, il y va de votre honneur. Vous seriez le plus outragé, si vous perdiez votre maîtresse par la trahison de votre ami.

CLÉANTE.

Non, je n’aurai pas la lâcheté de le souffrir.

LUCILE.

Votre ressentiment est bien juste... Angélique sera donc femme de M. Damis. Vous m’en assurez.

CLÉANTE.

Je vous en assure.

LUCILE.

Quelle satisfaction pour nous de punir si bien nos ingrats ! après cela nous ne les verrons plus. Pour moi, depuis que je sais à quoi m’en tenir, je fuis mon traître. Adieu, Cléante, ne perdez point de temps. Je reviendrai vous demander des nouvelles.

 

 

Scène V

 

CLÉANTE, DAMIS

 

CLÉANTE.

Angélique ne m’aime plus, et c’est Éraste qui me la rend infidèle ! À qui désormais se fier ?

DAMIS.

Me voilà donc près de partir pour Lyon, et mon mariage est retardé... Mais lorsque j’y réfléchis, quel est l’homme qui me cause tant d’embarras ?

CLÉANTE, sans voir son père.

Un ami que je croyais à toute épreuve, me trahir si cruellement !

DAMIS, sans voir son fils.

M. Crysade, à qui j’aurais prêté tout mon bien, ose nier qu’il me doit.

CLÉANTE, sans voir son père.

C’était Éraste qui pendant mon absence me donnait des nouvelles d’Angélique, et qui lui disait des miennes. Ma confiance aveugle est la cause de ma perte.

DAMIS, apercevant son fils.

Ah ! mon fils, embrassez-moi Vous avez un exemple que vous ne devez jamais oublier. Les hommes aujourd’hui sont tous sans foi, sans honneur, sans conscience.

CLÉANTE.

Cela n’est que trop véritable !

DAMIS.

Gardez-vous d’eux, mon fils. Ils vous tromperont, quelque défiance que vous ayez.

CLÉANTE.

Hélas ! on ne devient sage que par sa propre expérience, et pour l’ordinaire quand il n’est plus temps.

DAMIS.

Comment, quand il n’est plus temps ! est-ce que mon argent serait perdu ?

CLÉANTE.

Qui vous parle de votre argent, mon père. J’ai une lettre de change de vingt mille écus. La voici ; elle est tirée sur un des plus sûrs banquiers de Paris.

DAMIS, après avoir lu la lettre.

Eh ! vraiment oui ! cela est bon. Eh ! que m’a donc conté ce maraud de Lolive ?

Il serre la lettre dans son portefeuille.

CLÉANTE.

Vous le connaissez ?

DAMIS.

Et je lui apprendrai à me connaître, moi. Voyez ce coquin !... Mais tu parois agité, troublé, qu’as-tu donc ?

CLÉANTE.

Deux personnes sur qui je comptais comme sur moi-même m’ont joué le plus perfide tour.

DAMIS.

Et cela t’étonne ? Que tu es jeune ! Voilà les hommes, mon enfant. Ce qui me console, je tiens enfin ma lettre de change. Je ne vais plus à Lyon, et dès demain je me marie. Je ne crois pas, mon fils, que cette nouvelle te chagrine.

CLÉANTE.

Moi, mon père !

DAMIS.

J’épouse la fille de madame Araminte.

CLÉANTE.

Angélique ?

DAMIS.

Angélique, oui, Angélique. Elle est toute charmante, tu le sais bien ; avec cela c’est une bonne fille qui deviendra ta belle-mère, et qui aura bien de l’amitié pour toi, loin de chercher à te gâter dans mon esprit. D’ailleurs je ne prétends point te faire de tort.

CLÉANTE.

Vous ferez, Monsieur, tout ce qu’il vous plaira ; vous êtes le maître.

DAMIS.

N’aimes-tu pas mieux que j’épouse Angélique qu’une autre qui te serait inconnue ?

CLÉANTE.

Assurément.

DAMIS.

Cette affaire se fera donc demain. Allons divertir un peu tes ennuis, et surtout que l’on te voie aussi ravi que moi de mon mariage.

 

 

Scène VI

 

DAMIS, CLÉANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE

 

LISETTE, bas à Angélique.

C’est Cléante lui-même ! mais M. Damis est avec lui.

DAMIS, bas à Cléante.

Bon ! voici la future. Je veux te présenter à cette mignonne.

CLÉANTE, à part.

Je sens redoubler ma colère en la voyant.

DAMIS.

Madame, voilà mon fils qui est votre serviteur aussi bien que son père. Mes chers enfants, réjouissez-vous, je n’irai point à Lyon.

LISETTE, bas.

Tant pis.

ANGÉLIQUE.

D’où vient donc, Monsieur ?

DAMIS.

J’ai mon argent ; mon fils me l’a apporté.

LISETTE.

M. Cléante a fait là une belle action !

DAMIS.

Oh ! c’est un honnête garçon. Il ne ressemble pas à ces grands libertins de fils, qui ne sont pas bien aises que leurs pères se remarient.

LISETTE.

Je le crois.

DAMIS.

Çà, Cléante, témoigne à Madame, que ce sera pour toi un grand plaisir de la voir devenir ma femme.

CLÉANTE.

Oui vraiment, j’en serai charmé, j’en serai charmé.

DAMIS.

Vous l’entendez : il vous dit ce qu’il pense, au moins.

ANGÉLIQUE, bas à Cléante.

Monsieur, ce discours est un peu surprenant.

CLÉANTE.

Il n’a pourtant rien qui doive vous surprendre.

LISETTE, bas.

Mais on dirait qu’il parle sérieusement.

ANGÉLIQUE.

Quoi, Monsieur ! vous voulez que j’épouse monsieur votre père ?

CLÉANTE.

Si je le veux, Madame ? Je vous en prie : mais je vous en prie.

LISETTE, à Cléante.

À qui donc en avez-vous ?

CLÉANTE, la repoussant.

Laisse-moi.

ANGÉLIQUE.

Que j’épouse M. Damis ! Y pensez-vous, Cléante ?

CLÉANTE.

J’y pense sans doute, et j’y pense très fort.

ANGÉLIQUE.

Oh ! c’en est trop. Hé bien, Monsieur, vous serez content. Je vous en avertis.

DAMIS.

Oui, ma chère belle, donnez-moi la main. Vous le comblerez de joie.

ANGÉLIQUE.

Cléante, il ne sera plus temps de s’en dédire ; prenez-y bien garde.

CLÉANTE.

Je ne crains pas de m’en repentir. Je fais les choses de sang froid.

ANGÉLIQUE, tendant la main à Damis, et la retirant lorsqu’il veut la prendre.

Souvenez-vous au moins que vous m’y obligez... que vous m’y contraignez... que vous m’y forcez...

Donnant enfin la main à Damis.

Monsieur, voilà ma main ; elle sera pour vous assurément.

DAMIS, lui baisant la main.

Ah que cela est doux !

ANGÉLIQUE.

Je me regarde comme engagée ; et je tiendrai ma parole quand j’en devrais mourir.

DAMIS.

Bon, bon, mourir.

ANGÉLIQUE.

J’aurai pour monsieur votre père tous les sentiments de tendresse qu’on peut avoir pour un époux.

CLÉANTE.

Je vous le conseille.

DAMIS.

Quel bonheur sera le mien !

ANGÉLIQUE.

J’aurai toujours devant les yeux toute l’étendue des devoirs que ma situation m’imposera.

CLÉANTE.

Vous ferez bien.

DAMIS.

Mais tu veux me faire mourir de joie, mignonne. Hé bien, mon fils, n’approuves-tu pas l’amour que je sens pour elle ? Tiens, salue, embrasse ta belle-mère.

ANGÉLIQUE.

Que Monsieur ne prenne pas cette peine-là.

DAMIS.

Aux termes où nous en sommes, il n’y a pas de mal à cela. Mais, de ton côté, Cléante, tu fais l’innocent. Avance donc ; veux-tu qu’elle vienne te chercher ?

CLÉANTE.

Je l’en dispense.

LISETTE, à Damis.

Vous fatiguez leur modestie.

DAMIS, voulant baiser Angélique.

Embrassez-moi donc pour lui et pour moi.

ANGÉLIQUE, le repoussant.

Non pas, s’il vous plaît.

DAMIS.

La friponne me réserve ses caresses pour demain. Mais rentrons pour informer madame Araminte de notre commune félicité.

Il rentre.

ANGÉLIQUE.

Ah ! Lisette.

LISETTE.

Il faut que son voyage lui ait tourné la tête. C’est ce que je veux approfondir.

Elles sortent.

 

 

Scène VII

 

CLÉANTE, LOLIVE

 

CLÉANTE.

La perfide ! Ah, Lolive, que je vais t’étonner ! Éraste est un traître, Angélique une infidèle. Te le serais-tu jamais imaginé ?

LOLIVE.

Non, vraiment, je ne le crois point encore.

CLÉANTE.

Ils s’aiment ; Lucile me l’a dit ; rien n’est plus véritable. Ils allaient se marier tous deux, si je fusse arrivé plus tard. Mais, pour m’en venger, j’ai si bien fait, que mon père sera demain l’époux d’Angélique.

LOLIVE.

La belle vengeance !

CLÉANTE.

Quoi ! tu n’approuves, pas ?...

LOLIVE.

Oh ! pour cela non. Vous deviez vous expliquer auparavant avec Angélique.

CLÉANTE.

M’expliquer ! je ne veux la voir de ma vie.

LOLIVE.

De votre vie ! et vous en faites votre belle-mère vous quitterez donc la maison ?

CLÉANTE.

Non, j’y demeurerai pour jouir de ses peines ; autrement je ne serais vengé qu’à demi.

LOLIVE.

Fort bien. Vous voulez la voir tous les jours pour jouir de ses peines, et ne la voir jamais. C’est l’entendre. Mais là, de bonne foi, vous figurez-vous qu’Éraste, votre ami de tous les temps...

CLÉANTE.

Oh ! pour Éraste, je te défends de m’en parler davantage.

LOLIVE.

Je ne vous en parlerai plus. Il m’a pourtant averti de l’amour de M. Damis.

CLÉANTE.

Eh ! c’est ce qui met le comble à sa trahison. Mon père leur nuisait à l’un et à l’autre ; et ils prétendaient que j’aidasse moi-même à l’écarter.

LOLIVE.

Quelle pénétration !

CLÉANTE.

En un mot je m’en tiens à ce qu’a vu Lucile.

LOLIVE.

Ce que Lucile a vu, ce que vous croyez, ce que vous pénétrez, m’est suspect. Même principe, même conséquence. Elle est jalouse, vous êtes jaloux, et la jalousie voit trouble.

CLÉANTE.

Ah ! ah ! de la jalousie. Lucile peut en avoir, et ce sont ses affaires ; mais, pour moi, je te jure que ce n’est point là mon mal.

LOLIVE.

J’en suis ravi ; mais nous avons notre lettre de change, et nous sommes en sûreté.

CLÉANTE.

À propos ; oui, je viens de la rendre à mon père.

LOLIVE.

Tant pis ! à quoi sert l’esprit avec vous ? Mais vous en serez bientôt puni. Quoi que vous disiez, vous aimez toujours Angélique, et votre père l’épousera.

CLÉANTE.

J’aime mieux qu’il la possède que de la voir entre les bras d’un perfide ami. Crois-tu que mon père soit encore chez Angélique ?

LOLIVE.

C’est-à-dire que, s’il n’y était plus, vous auriez envie...

CLÉANTE.

Envie ? Plaît-il ? Achève... de lui faire des reproches, n’est-ce pas ?

LOLIVE.

Non, mais de commencer à jouir de ses peines.

 

 

Scène VIII

 

CLÉANTE, LOLIVE, LUCILE

 

LUCILE.

Hé bien, Cléante, le mariage de votre père est-il arrêté pour demain ? Êtes-vous content ?

LOLIVE.

Très content, extrêmement content.

LUCILE.

Il n’y a donc plus d’espérance pour Éraste ?

LOLIVE.

Il n’y en a pas même pour M. Cléante.

LUCILE.

Quel plaisir !

LOLIVE.

Quelle volupté !

LUCILE.

Voilà une petite coquette bien attrapée.

CLÉANTE.

Madame, Madame...

LUCILE.

Oui, Monsieur, une petite coquette. C’est elle assurément qui a séduit Éraste.

CLÉANTE.

Oh ! pour cela non. C’est lui plutôt qui a profité de mon absence pour gâter le plus beau naturel du monde.

LUCILE.

Eh ! non, vous dis-je, non. Éraste m’aurait uniquement aimée ; mais les manières affectées de votre Angélique...

CLÉANTE.

Dites, dites le cœur scélérat de votre Éraste.

LOLIVE.

À merveille des deux parts ; continuez.

LUCILE.

Ne convenez-vous pas de l’inconstance de votre maîtresse ?

CLÉANTE.

Ne m’avez-vous pas appris l’infidélité de votre amant ?

LUCILE.

Ne la défendez donc pas.

CLÉANTE.

Ne le soutenez donc point.

LUCILE.

Moi, le soutenir ! Ah ! je le déteste ; je le méprise, je ne pense plus à lui.

CLÉANTE.

Je vous imite. Je ne la défends pas ; je la hais ; je l’ai déjà oubliée.

LOLIVE.

Je vous admire l’un et l’autre ; vous n’avez point la faiblesse des autres amants. Vous brisez courageusement vos fers. Quelle force d’esprit ! Mais, puisque vous êtes dégagés de vos liens, il vous reste un beau coup à faire.

LUCILE.

Quoi ?

LOLIVE.

Une chose agréable premièrement, et qui mettra la dernière main à votre vengeance.

CLÉANTE.

Explique-toi donc.

LOLIVE.

Est ce que vous ne devinez pas ce que je veux dire ?

CLÉANTE.

Non parbleu.

LOLIVE.

Vous êtes tous deux jeunes, aimables, et par conséquent en état de prendre votre revanche. Mariez-vous ensemble. Vous vous vengerez par-là d’Éraste, d’Angélique, et de vous-mêmes encore par-dessus le marché.

CLÉANTE.

Mais, Madame ?

LUCILE.

Mais, Monsieur ?

LOLIVE.

Mais le conseil a son mérite : telle est l’offense, tel doit être le ressentiment. Après cela qu’arrivera-t-il ? Nos gens pourront devenir jaloux à leur tour. Hem, qu’en pensez-vous ?

LUCILE.

L’imagination n’est pas si extravagante.

CLÉANTE.

Non vraiment.

LOLIVE.

Il ne m’est jamais venu d’idée plus heureuse... Allons, Monsieur, c’est à vous de commencer. Madame n’est-elle pas aimable ?

CLÉANTE.

Très aimable.

LOLIVE.

Et vous, Madame, ne trouvez-vous pas Monsieur fort bien fait ?

LUCILE.

Fort bien fait.

LOLIVE, à Cléante.

Vous en restez là ?... Oh, achevez, s’il vous plaît.

CLÉANTE.

Un amant qu’Angélique rebute, qu’Angélique dédaigne, pourrait-il se flatter, Madame, de trouver un asile auprès de vos bontés.

LUCILE.

Oui, Monsieur, j’y suis résolue. Je vous aimerai, mais je vous aimerai d’un amour si tendre, qu’Éraste se reprochera de n’en être pas l’objet.

CLÉANTE.

Et moi, je vous jure une passion si violente, qu’Angélique aura du regret de m’avoir perdu.

LOLIVE.

Courage, à merveille.

CLÉANTE.

Belle Lucile, en vérité, je puis vous le dire, vous me charmez. Cet air, ces grâces, ces yeux, les plus beaux yeux du monde, comment ne vous ai-je pas adressé mes premiers vœux ?

LUCILE.

Vous avez de même je ne sais quoi d’engageant, une certaine politesse sans fadeur, et surtout une physionomie d’honnête homme : ah ! je suis sûre que vous ne m’auriez pas traitée avec l’indignité d’Éraste.

CLÉANTE.

Vous ne m’auriez point abandonné comme a fait la volage Angélique.

LUCILE.

N’êtes-vous pas convaincu que vous me plaisez uniquement.

CLÉANTE.

Comme vous êtes persuadée que vous régnez seule dans mon cœur !

LOLIVE.

Que votre nouvel amour a déjà de force !

CLÉANTE.

Le dépit, Madame, me ramènerait Angélique ; oui, le dépit, si puissant sur vos pareilles, me la ramènerait, que je n’en sentirais pas la moindre émotion.

LUCILE.

Ni moi non plus. Éraste, pénétré du plus vif repentir, viendrait à mes pieds me demander pardon, que je serais l’indifférence même. Que ne sont-ils réellement devant nous tous deux à nous prier de leur faire grâce. Vous laisseriez-vous attendrir, Monsieur ? Pour moi, je serais insensible à leur désespoir.

CLÉANTE.

Je détournerais la vue, et ne les écouterais pas.

LUCILE.

Le beau tableau, Monsieur, le tableau ravissant ! vous le peignez-vous bien ? Éraste à mes genoux, Angélique aux vôtres. Ils nous redemandent notre tendresse ; nous n’avons aucun égard à leurs larmes, et nous insultons même à leur douleur.

LOLIVE.

Oui, vous n’êtes que des perfides ; vous ne méritez pas qu’on ait pitié de vous ! Mais, Madame, puisque vous avez, mon maître et vous, pris tout à coup tant d’amour l’un pour l’autre, ne laissons point traîner l’affaire. Il faut que le père de Monsieur voie le vôtre au plus tôt. C’est la plus douce des vengeances, et la plus propre à faire oublier des chagrins de la nature des nôtres.

 

 

Scène IX

 

LUCILE, CLÉANTE, LOLIVE, DAMIS

 

DAMIS.

Mon fils ! Madame, excusez, je ne vous voyais pas.

LOLIVE.

Nous parlions de vous, Monsieur.

DAMIS.

Ah, coquin ! je te rencontre ! Que m’as-tu dit tantôt, pendard ?

LOLIVE.

Monsieur !...

CLÉANTE.

De grâce, mon père, daignez lui pardonner !

DAMIS.

Oui, mais je veux le rouer de coups auparavant.

LUCILE.

Je me joins à monsieur votre fils pour obtenir son pardon.

DAMIS.

Vous ne savez pas ce qu’il m’a fait ! Fripon, pourquoi m’avoir fait accroire ?...

LOLIVE.

J’étais bien aise de connaître jusqu’à quel point vous êtes sensible à certaine chose.

DAMIS, le frappant.

Voilà qui t’apprendra la sensibilité des épaules.

CLÉANTE, arrêtant son père.

Mon père !...

LUCILE.

Monsieur !...

DAMIS.

Menteur ! tu me dirais à présent les choses les plus véritables que je ne te croirais point.

LOLIVE.

Vous n’auriez pas raison.

DAMIS.

Je serai désormais en garde contre tout ce qui viendra de ta part.

LOLIVE.

N’en jurez pas.

DAMIS.

Tu es bien heureux que Madame et mon fils intercèdent pour toi, et qu’au fond je sois de bonne humeur. Car je me marie, Madame, et j’ose ajouter que je serai le plus fortuné de tous les époux. Je sors de chez Araminte, comblé des caresses d’Angélique.

LUCILE.

Vous les méritez bien, Monsieur.

DAMIS.

J’ai été si charmé des marques d’amitié qu’elle m’a données, que voilà un dédit de vingt mille francs que j’ai voulu signer par galanterie, par pure galanterie. 96

LOLIVE, bas.

Bon, surcroît d’embarras !

Haut.

Mais, Monsieur, ce n’est point assez d’avoir fait vos affaires, il faut aussi que vous fassiez celles de monsieur votre fils. Il adore la charmante Lucile, il en est aimé : ils brûlent tous deux d’envie d’être unis.

DAMIS.

C’est trop d’honneur pour Cléante, Madame ; mais je n’ai rien à lui donner en le mariant.

LOLIVE.

Oh, l’intérêt ne gouverne pas les cœurs tendres !

DAMIS.

Sur ce pied-là, je parlerai dès aujourd’hui à monsieur votre père. Nous étions grands amis autrefois. Il est riche, monsieur votre père ; il doit vous donner une dot considérable.

LOLIVE.

Vous n’en devez pas douter.

DAMIS.

Hé bien, hé bien, je lui parlerai, je vous le promets. Je vais faire accepter ma lettre de change, et tout de suite je songe à vous, je songe à vous. Des deux noces nous n’en ferons qu’une.

Il sort

OLIVE.

Ce sera autant d’épargné.

 

 

Scène X

 

LUCILE, CLÉANTE, LOLIVE

 

Cléante et Lucile rêvent, chacun de son côté.

LOLIVE.

Enfin vous voilà tous deux mariés, ou peu s’en faut. Vous voulez bien que je m’applaudisse de mon ouvrage ?

LUCILE, à Cléante.

Adieu, Monsieur.

CLÉANTE.

Adieu, Madame.

LUCILE, rêvant.

À quoi me réduis-tu, infidèle amant ?

CLÉANTE, rêvant.

L’ingrate devrait-elle encore m’occuper ?

LOLIVE.

Allons, Monsieur, donnez-lui la main.

Cléante donne la main à Lucile, et ils se retirent tous deux sans s’apercevoir qu’ils sont ensemble.

 

 

Scène XI

 

LOLIVE, seul

 

Je soupçonne qu’il y a ici du malentendu. Allons d’abord chercher Lisette, et nous instruisons pleinement de tout. Mais je l’aperçois.

 

 

Scène XII

 

LOLIVE, LISETTE

 

LISETTE.

Ah ! vous voilà, monsieur le maraud !

LOLIVE.

Après une assez longue absence l’accueil est gracieux.

LISETTE.

Misérable ! peux-tu en attendre un autre de moi, après l’indigne procédé de ton maître ?

LOLIVE.

Pouvait-il avoir un autre procédé après le joli tour que ta maîtresse lui a joué ?

LISETTE.

Parle, maroufle, parle plus clairement. Quel tour a-t-on fait à Cléante ? De quoi vous plaignez-vous ?

LOLIVE.

Ma foi, je ne le sais pas trop bien. Je crois pourtant qu’on accuse Angélique d’infidélité ; oui de quelque bagatelle comme cela.

LISETTE.

D’infidélité, traître !

LOLIVE.

On prétend que pendant notre voyage elle a soufflé Éraste à Lucile.

LISETTE.

Ah ! je m’en étais bien doutée ! Quoi, tu as cru...

LOLIVE.

Je n’ai rien cru, moi.

LISETTE.

Tu devais bien deviner que cette prétendue infidélité d’Angélique était un stratagème de mon invention, pour parvenir à rompre le mariage de votre vieux radoteur de père.

LOLIVE.

Quoi, ma princesse, c’est vous qui avez imaginé cette ruse ingénieuse ?

LISETTE.

Vous l’avez dit.

LOLIVE.

Je vous en félicite. Vous avez fait là un bel effort de génie.

LISETTE.

Tu te moques de moi apparemment ?

LOLIVE.

Vous l’avez dit aussi.

LISETTE.

Oh ! dame, que n’étiez-vous à Paris.

LOLIVE.

Oh ! j’y suis à présent, et je viens de conseiller à Cléante et à Lucile de s’épouser pour se venger mieux d’Éraste et d’Angélique. M. Damis s’est engagé lui-même d’y faire consentir le père de Lucile, cela ne te paraît-il pas plaisant ?

LISETTE.

Comment, plaisant !

LOLIVE.

Ne crains rien, Lisette, il n’y avait pas d’autre moyen pour faire revenir Angélique, que de la piquer de jalousie.

LISETTE.

Je doute fort que ma maîtresse trouve bon...

LOLIVE.

Instruisons-là de ce mariage ; mais garde-toi de l’informer de mes idées.

LISETTE.

Je crois que tu as raison, mais la voici.

LOLIVE.

Voici Éraste d’un autre côté.

 

 

Scène XIII

 

ANGÉLIQUE, LISETTE, LOLIVE, ÉRASTE

 

LISETTE.

Venez, venez, Mademoiselle, vous allez être bien surprise.

ÉRASTE.

Cléante est arrivé ; mais je ne sais ce que Lucile est devenue. Elle m’est échappée dans sa colère ; et il ne m’a pas été possible de la rejoindre depuis ce moment, quoique je l’aie cherchée partout. J’appréhende qu’elle ne soit pas encore désabusée.

LISETTE.

Elle s’occupe d’idées plus intéressantes. Cléante l’épouse.

ANGÉLIQUE.

Juste Ciel !

LISETTE.

Lolive vous le dira.

ÉRASTE.

Cléante l’épouse ! Ah Lisette, que ton stratagème cause de troubles !

LOLIVE.

Oui, Monsieur, c’est elle qui, par son bel esprit, est cause de tout ce désordre. Mais ne vous désespérez point ; ce sont des tempêtes que le dépit et la jalousie ont excitées, et que l’amour et le repentir apaiseront.

ANGÉLIQUE.

Si Cléante m’avait estimée, aurait-il ajouté foi...

LOLIVE.

Mademoiselle, si la jalousie n’estime guère, du moins elle aime beaucoup.

ÉRASTE.

Tu n’as donc pas, Lolive, informé ton maître de la ruse de Lisette ? Je t’ai pourtant instruit.

LOLIVE.

Instruit, oui, fort bien. Je n’ai rien compris à ce que vous m’avez dit.

ÉRASTE.

Mais ne sais-tu pas où peut être Lucile, et où est ton maître ?

LOLIVE.

Je crois qu’ils sont ensemble.

ANGÉLIQUE.

Ils sont ensemble ! Vous l’entendez, Monsieur.

LOLIVE.

Ils étaient ici tout à l’heure. Cléante, qui est fort poli, a donné fort poliment la main à Lucile pour la remettre chez elle.

ÉRASTE.

Je vais les trouver.

LISETTE.

Vous ferez bien, Monsieur.

ÉRASTE.

Nous ne serons pas les victimes de leurs chimères.

ANGÉLIQUE.

Pour moi, je suis sans intérêt. Ma destinée est attachée à celle de M. Damis. Cléante l’a voulu. Il m’a forcée d’y consentir. Ce qui vous regarde, Éraste, est ce qui m’intéresse uniquement.

LOLIVE, bas.

Voilà une fille bien désintéressée.

ANGÉLIQUE.

Que je ne vous arrête plus, Éraste. Partez, courez, n’épargnez rien pour dissiper les soupçons de Lucile. Que j’aie bientôt la consolation de vous voir aussi heureux que je le désire.

ÉRASTE.

Je vous quitte donc, belle Angélique. Viens avec moi, Lolive. Je veux que ton maître apprenne la vérité de ta bouche comme de la mienne.

ANGÉLIQUE.

Rentrons, Lisette.

LOLIVE.

Adieu, mademoiselle Lisette, nous allons réparer vos fautes.

LISETTE.

Hé ! va, va, songe à réparer les tiennes.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CLÉANTE, ÉRASTE, LOLIVE

 

ÉRASTE.

Oui, Cléante, je te l’ai déjà dit : ce que j’entreprenais pour te conserver Angélique a tourné contre nous, par le rapport que Lucile t’a fait dans son erreur. Lolive peut te l’assurer.

LOLIVE.

Oui, Monsieur, voilà le fruit du stratagème de Lisette.

CLÉANTE.

Ah, mon ami, ah, mon cher ami ! Ah, Lolive, mon pauvre Lolive, qu’ai-je fait ? Mes yeux sont dessillés. Je me suis perdu ! je ne veux plus vivre. Allons mourir aux yeux d’Angélique.

LOLIVE.

Je reconnais mon cher maître. Toujours dans les extrémités, la mort ou les violons. Attendez ; avant que de voir Angélique, il faut détromper Lucile. Elle est aussi extrême que vous, et je ne conseille point à monsieur Éraste d’essuyer la première bordée ; elle serait rude.

ÉRASTE.

Je crois qu’il a raison.

LOLIVE.

Laissez, laissez faire Monsieur ; il est bon pour crier aussi haut que Lucile.

ÉRASTE.

Va donc, Cléante, je m’abandonne à tes soins. De mon côté, je calmerai Angélique, qui n’est pas moins irritée.

LOLIVE.

Et moi, Messieurs, tandis que vous apaiserez vos belles, je vais digérer un nouvel artifice que je roule dans ma tête pour nous débarrasser de M. Damis.

CLÉANTE.

Nous n’avons plus que cette difficulté à lever.

LOLIVE.

C’est de quoi se charge votre serviteur.

CLÉANTE.

Et te flattes tu d’y réussir ?

LOLIVE.

Belle demande ! oui, j’en viendrai à bout, malgré le dédit qu’il a signé par galanterie.

Éraste et Cléante sortent.

 

 

Scène II

 

LOLIVE, seul

 

Oh ça, monsieur Damis, nous verrons si je ne vous en ferai point encore accroire, quoique vous soyez en garde contre moi. Mais que vient faire ici notre jalouse ? Cléante ne l’a point encore désabusée.

 

 

Scène III

 

LOLIVE, LUCILE

 

LUCILE.

Je te cherchais, Lolive, pour te dire que j’ai fait quelques réflexions sur ce que nous avons dit en ta présence, Cléante et moi.

LOLIVE.

Monsieur Cléante a fait aussi ses réflexions.

LUCILE.

J’ai songé que notre mariage paraîtrait une affaire précipitée.

LOLIVE.

C’est à peu près ce qu’il a pensé. Il vous le dira, Madame, il vous le dira.

LUCILE.

Dis-lui, Lolive, qu’il ne faut pas que son père parle sitôt au mien. Cela n’est pas pressé.

LOLIVE.

Hé, non vraiment.

LUCILE.

Avez-vous appris quelque chose de nouveau ?

LOLIVE.

Oh, sans doute, vous le saurez de M. Cléante.

À part.

Mais Angélique s’avance... Fort bien, nos affaires vont s’arranger.

 

 

Scène IV

 

LUCILE, LOLIVE, ANGÉLIQUE

 

ANGÉLIQUE.

J’ai entendu la voix de Lucile : c’est elle-même. Serait-il possible qu’elle ne fût point encore détrompée ?

LOLIVE.

Madame, je crois que vous ne fuirez pas la présence de mademoiselle Angélique.

LUCILE.

Au contraire, mon enfant, je serai ravie d’avoir avec elle un moment d’entretien. Hé bien, Angélique, votre mariage avec M. Damis où en est-il ? en recevez-vous les compliments ?

ANGÉLIQUE.

Mais vous, Lucile, est-ce à Cléante que vous prétendiez d’abord les faire ?

LOLIVE.

Mesdames, Mesdames, vous iriez loin sur ce ton-là ! Entre femmes jalouses, c’en est trop de la moitié. La diversion ne sera pas hors de saison. Ayez la bonté d’attendre mon retour ; je suis à vous tout à l’heure.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ANGÉLIQUE, LUCILE

 

LUCILE.

Si j’avais l’honneur d’être dans votre confidence, vous m’avoueriez qu’Éraste serait plus de votre goût que M. Damis,

ANGÉLIQUE.

Vous êtes trop pénétrante.

LUCILE.

Nous avons vu les choses, comme vous savez, et je m’en rapporte à vous pour aimer mieux ce qui vous convient le moins. Mais, grâce au Ciel, vous avez une mère raisonnable.

ANGÉLIQUE.

Perdez ces sentiments jaloux.

LUCILE.

Perdez vous-même des sentiments dont vous pourriez à tort vous glorifier. La perte d’un cœur volage cause aussi peu de dépit que sa conquête fait peu d’honneur.

ANGÉLIQUE.

Pour appliquer plus heureusement ces derniers traits, appliquez-les à vous et à Cléante.

LUCILE.

C’est un aimable cavalier que Cléante ! il a formé quelque dessein dont il s’est ouvert : il suit l’exemple d’Éraste, et il ne tiendrait qu’à moi de suivre le vôtre.

ANGÉLIQUE.

Serez-vous toujours séduite par les apparences ?

LUCILE.

Qu’appelez-vous les apparences ? Vous imaginez-vous vos chaînes si difficiles à rompre ? La vanité chez vous va-t-elle jusque-là ? Je crois que si l’on voilait vous ressembler, Cléante serait bientôt consolé de vos trahisons.

ANGÉLIQUE.

Ah ! je vous abandonne Cléante : mais Éraste ?...

LUCILE.

Oh, je ne retiens point Éraste : mais M. Damis ne vous cédera point.

ANGÉLIQUE.

Vous épouserez donc Cléante ?

LUCILE.

Quand vous serez madame Damis, nous verrons à ménager votre agrément.

ANGÉLIQUE, à part.

Oui, c’est leur résolution ; je n’en saurais douter.

 

 

Scène VI

 

ANGÉLIQUE, LUCILE, CLÉANTE, ÉRASTE, LOLIVE

 

LOLIVE.

Tenez, Mesdames, les voici l’un et l’autre. Vous n’avez que faire de moi pour vous raccommoder. Je cours apprendre à Lisette quelle est la disposition de mes autres machines, et lui donner des instructions.

 

 

Scène VII

 

ANGÉLIQUE, LUCILE, CLÉANTE, ÉRASTE

 

Dans la première partie de cette scène, Éraste parle à Lucile, et Cléante à Angélique. Les deux amantes ne veulent point les écouter et leur tournent le dos.

ÉRASTE.

Hé bien, Madame, refuserez-vous encore de m’entendre ?

LUCILE.

Éraste !

CLÉANTE, à Angélique.

Belle Angélique, ne m’accablez pas de votre colère.

ANGÉLIQUE.

Cléante !

LUCILE, à Éraste.

Traître ! tu ne croyais pas me retrouver ici.

ÉRASTE.

Mon malheur ne m’a pas permis de vous rencontrer ailleurs.

ANGÉLIQUE, à Cléante.

Ce n’est pas moi que vous cherchiez, Monsieur ?

CLÉANTE.

Ne me faites pas d’autres crimes que les miens.

LUCILE, à Éraste.

Va, perfide ! que ma présence ne te contraigne point.

ÉRASTE.

Que j’aie au moins le plaisir de vous voir.

ANGÉLIQUE, à Cléante.

Suivez, suivez les transports qui vous guident.

CLÉANTE.

Daignez tourner sur moi vos yeux.

ÉRASTE, à Lucile.

Je vous en prie.

CLÉANTE, à Angélique.

Je vous en conjure.

LUCILE, à Éraste.

Ne regarde que l’objet de tes nouveaux feux. Tu étais ce matin aux genoux de la mère, tu peux embrasser ceux de la fille à présent.

ÉRASTE.

Ah !

LUCILE.

Je te donne une entière liberté.

CLÉANTE, à Angélique.

Que ma peine vous touche. Il est aisé de me justifier.

ANGÉLIQUE.

Épargnez-vous-en le soin.

ÉRASTE, à Lucile.

Souffrez que je vous explique...

LUCILE.

Je ne veux point d’explication.

CLÉANTE, à Éraste.

Ami, je ne puis rien gagner.

ÉRASTE.

Elle ne veut pas m’entendre. Revenons au conseil de Lolive.

Ici les deux amants changent de place. Cléante passe du côté de Lucile, Éraste du côté d’Angélique ; ce qui est mal expliqué par l’une et par l’autre, et ne fait qu’augmenter leur jalousie.

CLÉANTE, à Lucile.

En vérité, Madame, vous mettez Éraste au désespoir.

ÉRASTE, à Angélique.

Madame, vous traitez Cléante avec trop de rigueur.

LUCILE, à Angélique.

Vous le voyez, il s’est lassé de se contraindre.

ANGÉLIQUE, à Lucile.

Il cède au penchant qui l’entraîne.

LUCILE, à Angélique.

Vous en êtes témoin ; la trahison est avérée.

CLÉANTE, à Lucile.

Vous êtes la dupe de vos observations.

ÉRASTE, à Angélique.

Souvenez-vous qu’une jalousie mal fondée est la source de nos embarras.

Il continue de parler à Angélique, mais il lui parle bas.

CLÉANTE.

Faute d’être avertie, vous avez vu ce qui n’était point. Je vous le dis, Madame, Éraste n’est pas coupable.

LUCILE.

Non, vraiment. Il commence par m’aborder ; il aperçoit sa maîtresse ; il vole aussitôt de son côté.

CLÉANTE.

Il a ses raisons pour cela.

LUCILE.

Il a ses raisons, sans doute, et il est fort aisé de les deviner. Regardez avec quelle vivacité il lui parle.

CLÉANTE.

Il s’efforce de la détromper, comme moi de vous tirer d’erreur.

LUCILE.

Oh ! pour cela, Cléante, vous aimez à vous aveugler ; votre crédulité n’a point d’exemple !

ANGÉLIQUE, à Éraste.

Je ne puis vous écouter plus long-temps ; je me retire.

ÉRASTE lui prend les mains pour la retenir, et continue à lui parler bas.

Arrêtez, Madame ; songez que mon ami...

LUCILE.

Il lui serre les mains avec transport ; qu’attendez-vous donc de plus.

CLÉANTE.

Madame, Madame, je sais ce que je dois croire.

LUCILE.

Votre obstination me fait perdre patience. Pour moi, je ne puis plus soutenir cette vue. Adieu.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

ANGÉLIQUE, ÉRASTE, CLÉANTE

 

ANGÉLIQUE, voyant sortir Lucile.

Éraste, tandis que vous me parlez, Lucile vous échappe. Vous n’y prenez pas garde. Elle est déjà disparue.

ÉRASTE.

Comment donc, Cléante, pourquoi ne l’as-tu pas arrêtée ?

CLÉANTE.

Je ne l’ai pu.

ÉRASTE.

Il faut donc que je suive ses pas.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

ANGÉLIQUE, CLÉANTE

 

ANGÉLIQUE.

Vous la laissez partir.

CLÉANTE.

Ce n’était pas Lucile que je cherchais, quand je l’ai rencontrée ici.

ANGÉLIQUE.

C’est pourtant avec Lucile que vous vous expliquez avec plus de confiance.

CLÉANTE.

C’est à vous que je me suis adressé d’abord.

ANGÉLIQUE.

Vous vous êtes bientôt lassé de me parler.

CLÉANTE.

Vous ne daignez pas m’écouter.

ANGÉLIQUE.

Et que pourriez-vous me dire ?

CLÉANTE.

Que vous vous obstinez injustement à demeurer dans l’erreur. Jugez de moi par Éraste ; vous connaissez ses sentiments pour Lucile, tels sont ceux que j’ai pour vous : ils ne se sont jamais démentis ; je ne veux ni ne puis adorer que vous.

ANGÉLIQUE.

Vous consentiez pourtant d’en épouser une autre.

CLÉANTE.

Le dépit seul m’avait fait donner un consentement dont mon cœur n’était pas d’accord ; mon crime n’a duré qu’un instant. Puis-je espérer qu’une constance éternelle méritera que vous me le pardonniez.

ANGÉLIQUE.

Sachez, Monsieur, que lorsqu’on aime véritablement on n’est point capable de faire une faute pareille à la vôtre. Nous pouvons pardonner les inquiétudes, les mouvements de colère, et la jalousie même, quoiqu’elle nous soit injurieuse ; mais on ne pardonne jamais à un homme qui cherche à nous oublier.

CLÉANTE.

J’y ferais des efforts inutiles. Étais-je le maître de mon esprit dans la douleur où je me voyais ? mais vous la renouvelez en ce moment, et vous la rendez plus vive que jamais.

ANGÉLIQUE.

Consolez-vous, Cléante ; je ne suis pas aussi cruelle que vous vous cherchiez à me réduire au désespoir, et je ne voudrais pas vous affliger un instant.

CLÉANTE.

Ah, charmante Angélique !

 

 

Scène X

 

ANGÉLIQUE, CLÉANTE, LISETTE, LOLIVE

 

LOLIVE.

Voilà qui va bien, à ce qu’il me paraît.

LISETTE.

C’est ce qu’il me semble aussi.

ANGÉLIQUE.

Mais, Cléante, avez-vous pu me parler comme vous avez fait en présence de monsieur votre père ?

CLÉANTE.

Vous venez de me pardonner, Madame ; ne révoquez point vos bontés.

LISETTE.

Il a raison.

ANGÉLIQUE.

Rien ne doit plus nous inquiéter que les vues de M. Damis. J’ai consenti de l’épouser, et il a signé un dédit qui m’alarme.

LISETTE.

Rassurez-vous, Madame, Lolive a déjà trouvé un expédient pour dégoûter M. Damis du mariage.

LOLIVE.

Oui vraiment, et j’en tiens le succès infaillible. Je prétends lui faire changer de sentiment en lui représentant... Mais le bonhomme paraît : retirez-vous tous, et me laissez seul avec lui. Toi, Lisette, ne manque pas d’amener ta maîtresse lorsqu’il en sera temps.

Angélique, Lisette et Cléante se retirent.

 

 

Scène XI

 

LOLIVE, DAMIS

 

LOLIVE.

Je suis ravi, Monsieur, que vous ayez fait accepter votre lettre de change.

DAMIS.

Hé ! qui t’a dit qu’elle était acceptée ?

LOLIVE.

J’aperçois cela dans vos yeux. Un certain fond brillant ; vous croyez déjà voir vos écus dans votre coffre.

DAMIS.

Ma lettre de change, oui, ma lettre est acceptée ; et elle est, grâce au Ciel, ici en sûreté.

LOLIVE.

J’en ai bien de la joie, Monsieur : avez-vous passé chez le père de Lucile ?

DAMIS.

Je l’ai oublié ; j’irai, j’irai : ces jeunes gens ne sont pas si pressés.

LOLIVE.

Oh, que non ! c’est pour un amour comme le vôtre que la précipitation est faite : les moments sont chers à un certain âge. J’ai été vous chercher chez le père de Lucile.

DAMIS.

Hé, pourquoi m’y aller chercher ? Comment as-tu même le front de paraître devant moi ?

LOLIVE.

Fort bien, Monsieur, fort bien ; maltraitez un domestique fidèle ! Après tout, je n’en suis point surpris, c’est notre sort.

DAMIS.

Fidèle ! Avoir la noirceur de m’envoyer à Lyon à propos de rien.

LOLIVE.

Oui, oui, à propos de rien : vous l’entendez !

DAMIS.

Ou à propos de quelque fourberie pour laquelle tu avais besoin de mon absence.

LOLIVE, pleurant.

Plût au Ciel que vous y fussiez !

DAMIS, à part.

Quoique je n’ajoute point de foi aux discours de ce fripon, il a un air de vérité qui me jette dans l’embarras et dans la défiance.

Haut.

Et pourquoi voudrais-tu que je fusse à Lyon ?

LOLIVE.

Oui, oui, Monsieur, j’irai risquer de me faire assommer du fils pour rendre service à un père défiant, et sans reconnaissance peut-être !

DAMIS.

Ne le voilà-t-il pas ! Je conçois des soupçons dont je ne puis me défendre ! Ne me déguise rien, Lolive ; dis la vérité une fois en ta vie ; ne crains rien de mon fils, je te prends sous ma protection.

LOLIVE.

Vous me donnez de la hardiesse. Oui, Monsieur, je voilais vous éloigner d’ici ; mon zèle ne pouvait souffrir qu’on y jouât un si honnête homme. Vous saurez donc premièrement que monsieur votre fils aime Angélique.

DAMIS.

Il aime Angélique ?

LOLIVE.

Il en perd l’esprit ; il l’idolâtre.

DAMIS.

Et il me conseille de l’épouser ! Comment accordes-tu cela ? Allons, allons, monsieur Lolive, voilà une fourberie qui n’a pas le sens commun.

LOLIVE.

Qui n’a pas le sens commun ! dans laquelle vous allez donner ; cependant mademoiselle Angélique ne l’aime pas, lui.

DAMIS.

Je le sais bien : elle est charmée de moi.

LOLIVE.

Autre erreur. Vous m’avez ordonné d’être sincère : elle vous hait parfaitement.

DAMIS.

Bon, bon ! depuis que mon mariage est déclaré, j’ai reçu d’elle mille témoignages d’amitié aux yeux même de Cléante.

LOLIVE.

Monsieur, elle aime Éraste, que vous connaissez, et qui, d’intime ami qu’il était de M. Cléante, est devenu son rival et par conséquent son ennemi. Cet Éraste, ayant appris que vous étiez près d’épouser sa maîtresse, qu’a-t-il fait ? Il l’a demandée à madame Araminte pour vous l’enlever. Là-dessus Cléante a dressé une contre-batterie, en hâtant votre mariage, pour la ravir à Éraste. Voyez-vous bien cette manœuvre ?

DAMIS.

Oui, je commence à comprendre.

LOLIVE.

Je n’en doute pas, Monsieur ; vous avez une pénétration qui perce tout.

DAMIS.

Mais, Lolive, tu m’as dit tantôt, ce me semble, que mon fils était épris de Lucile ; à telles enseignes que j’en devais faire la demande au père.

LOLIVE.

Il est vrai, je vous l’ai dit, mais je vous dirai que Lucile et lui ne s’aiment point l’un l’autre, et que ce ‘n’était que par dépit qu’ils cherchaient à se marier ensemble ; Cléante, pour oublier Angélique, et Lucile, pour se venger d’Éraste, dont elle est jalouse et qu’elle adore.

DAMIS.

Comment ! Éraste plaît aussi à Lucile ? Mais c’est un démon que cet homme-là pour se faire aimer des femmes !

LOLIVE.

Assurément, et cela m’afflige pour vous.

DAMIS.

D’où vient ?

LOLIVE.

Ne le voyez-vous pas ? Lorsque vous serez l’époux d’Angélique, Éraste vous visitera tous les jours ; si vous voulez empêcher ses visites, on lui donnera des rendez-vous.

DAMIS.

Cela pourrait bien arriver.

LOLIVE.

Après cela quels seront vos regrets ! Vous allez faire de grands avantages à la future ; c’est la règle à votre âge : on ne vous la donnerait point sans cela. Hé quel fruit pensez-vous recueillir d’un argent si mal employé ? On vous fera sentir à tout moment que vous êtes vieux, dégoûtant, insupportable. D’ailleurs si vous voulez user de quelque économie dans votre ménage, vous passerez pour un vilain, pour un vieux ladre, et votre maison n’en sera pas moins ruinée. Alors le chagrin vous prendra ; et bientôt votre femme, après vous avoir bien fait enrager, aura le plaisir de devenir veuve. Ah ! mon cher maître, quand je me représente tous les déplaisirs qui vous menacent, le cœur me crève. Ah ! que n’êtes-vous à Lyon.

DAMIS.

Je crois, Lolive, que tu ne manques pas d’amitié pour moi.

LOLIVE.

J’en ai, Monsieur, mille fois plus qu’un fils qui vous sacrifie à sa vengeance.

DAMIS.

Je ne doute pas, mon ami, que tu ne me dises la vérité ; mais je voudrais quelque preuve marquée des sentiments d’Angélique. Après les caresses qu’elle m’a faites, j’ai de la peine à la soupçonner de mauvaise foi. Prends-y bien garde, Lolive, ne te tromperais-tu pas toi-même ?

LOLIVE.

Je le souhaiterais. Mais vous pouvez aisément vous assurer des choses. Vous allez et venez librement dans la maison de madame Araminte ; tâchez, sans qu’on vous aperçoive, de surprendre Angélique et Lisette en conversation. Les suivantes ont ordinairement le secret de leurs maîtresses, et ne s’entretiennent pas moins souvent avec elles des hommes qu’elles haïssent que de ceux qui leur sont chers.

DAMIS.

Oui, ma foi ; j’approuve l’expédient.

LOLIVE.

Je gagerais qu’Angélique et Lisette ne parlent que de vous et d’Éraste.

DAMIS.

Tais-toi, regarde, Lolive ; le hasard les conduit ici toutes deux ; profitons de l’occasion.

LOLIVE.

C’est bien dit, cachons-nous dans ce coin, et les écoutons...

Ils se cachent dans un coin du théâtre.

 

 

Scène XII

 

DAMIS, ANGÉLIQUE, LISETTE, LOLIVE

 

ANGÉLIQUE.

Je ne me prête point sans répugnance à ce que tu me fais faire, Lisette.

LISETTE.

Parlons bas de peur d’être entendues. Quelque peu de goût que vous ayez pour M. Damis, songez qu’il est riche. Si l’affaire se conclut, il faudra bien prendre patience.

ANGÉLIQUE.

Oui, mais qu’il n’espère pas me rendre malheureuse impunément. Il se repentira, je t’assure, de m’avoir épousée : premièrement il aura bien des contradictions à essuyer de ma part. Ce qu’il blâmera je le louerai ; ce qu’il approuvera je le condamnerai.

LISETTE.

Lorsque vous le verrez de bonne humeur, vous serez triste ? et quand il grondera...

ANGÉLIQUE.

Je chanterai.

LISETTE.

Fort bien. En vivant tous deux de cette sorte, vous aurez l’air d’un bon mariage bourgeois, bien concordant. Mais en sera-t-il quitte pour cela ?

ANGÉLIQUE.

Oh que non ! il est avare, à ce qu’on dit ; moi, je suis prodigue : j’aime la dépense et le faste. Je veux de nouveaux habits tous les jours, et je prétends qu’il y ait au logis jeu ou concert.

LOLIVE, bas à Damis.

L’entendez-vous, Monsieur ?

DAMIS.

Parfaitement. Tudieu !

LISETTE.

Et vous irez aussi souvent au bal et aux spectacles ?

ANGÉLIQUE.

Très souvent ; et au retour, je veux qu’un grand soupé nous attende, et ne finisse qu’avec la nuit.

LISETTE.

Rien n’est plus raisonnable.

ANGÉLIQUE.

Si mon mari trouve à redire à cette conduite, tant pis pour lui.

LISETTE.

Assurément, s’il gronde on s’en moquera. Vous vous plaindrez, on vous plaindra. Vous demanderez une séparation vous la solliciterez, et on vous l’accordera. Il sera condamné à vous laisser libre, et même à vous rendre encore ce que vous ne lui aurez point apporté.

ANGÉLIQUE.

Comme je ne suis sortie que pour te faire cette confidence, rentrons, ma mère pourrait se douter que nous nous entretenons de M. Damis. Car elle n’ignore pas l’aversion que j’ai pour lui.

Angélique et Lisette rentrent.

 

 

Scène XIII

 

DAMIS, LOLIVE

 

LOLIVE.

Hé bien, Monsieur, qu’en dites-vous ?

DAMIS.

Je n’en puis revenir. Qu’Angélique cache de malice sous un maintien si doux !

LOLIVE.

Et Lisette, que vous en semble ?

DAMIS.

C’est un serpent.

LOLIVE.

Elle a élevé sa jeune maîtresse.

DAMIS.

Quelle éducation ! ah, quelle éducation ! Voilà le malheur de je ne sais combien de familles. Les mères s’occupent de leurs plaisirs, et laissent ainsi leurs filles dans des mains mercenaires qui ne peuvent les façonner à la vertu, n’en ayant aucun usage.

LOLIVE.

Mais, Monsieur, j’ai pour vous une inquiétude que mon zèle me cause. N’avez-vous pas signé un dédit de vingt mille livres ?

DAMIS.

Oh ! Madame Araminte me le rendra ; sinon, qu’elle ose me poursuivre pour m’obliger à prendre sa fille.

 

 

Scène XIV

 

DAMIS, LOLIVE, LUCILE

 

LUCILE.

Éraste a fait en vain tout son possible pour se raccommoder avec moi ; je n’ai pas voulu l’entendre.

LOLIVE, bas.

Bon, la jalousie la tient toujours.

DAMIS.

Quelle trahison, Madame ! Angélique se moquait de moi, lorsqu’elle se montrait sensible à ma tendresse.

LUCILE.

Je le sais bien, mais cela n’empêchera pas qu’elle ne soit votre femme.

DAMIS.

Je suis votre valet. Je n’ai aucune envie d’épouser une personne qui ne m’aime point.

LUCILE.

Qui ne vous aime point ! Qu’importe ? Ne fait-on pas tous les jours de pareils mariages ?

DAMIS.

Cela ne me convient point.

LUCILE.

Pardonnez-moi, Monsieur : Angélique a de l’aversion pour vous, d’accord ; mais, par vos complaisances, et vos attentions, vous lui ferez prendre peu à peu d’autres sentiments.

DAMIS.

J’en doute.

LUCILE.

Je n’en doute pas, moi. Faut-il que j’aie meilleure opinion de vous que vous-même ? allez, Monsieur, vous êtes encore assez aimable pour inspirer de l’amour.

DAMIS.

Je me connais, Madame, je me connais. Trêve, s’il vous plaît, de plaisanterie.

LUCILE.

Je ne plaisante point, Monsieur. Quoique vieux, vous avez encore des grâces...

DAMIS.

Oh, parbleu, c’en est trop ! Je ne suis pas fait pour être l’objet de vos railleries.

Il entre brusquement chez madame Araminte.

 

 

Scène XV

 

LUCILE, LOLIVE

 

LOLIVE, riant.

Vous ne lui en avez pas mal donné.

LUCILE.

Je suis bien aise de l’avoir trouvé sous ma coupe. Il doit juger, par ce que je viens de lui dire, que je ne me soucie guère de son fils.

 

 

Scène XVI

 

ÉRASTE, LUCILE, LOLIVE

 

ÉRASTE.

Puis-je espérer, Madame, que vous voudrez bien m’entendre un moment ?

LUCILE.

Oui, Monsieur, j’y consens, pourvu que vous me laissiez parler la première. Je ne vous ferai plus de reproches au sujet d’Angélique ; je vous laisse le champ libre. Mais ce que j’ai à vous dire, c’est que mon père vient de promettre ma main et d’engager ma foi.

ÉRASTE.

Hé bien, Madame, en dédirez-vous monsieur votre père ?

LUCILE.

Je ne sais, je vous le demande.

ÉRASTE.

Ce mariage est l’unique objet de mes vœux.

LUCILE.

Assurément ?

ÉRASTE.

Je vous le jure.

LUCILE.

Le perfide ! peut-on pousser l’outrage plus loin ! Avec quelle joie il me fait connaître qu’il voudrait me voir unie avec un autre ! As-tu bien la cruauté de me l’oser dire ?

ÉRASTE.

Mais, Madame, c’est moi qui viens de vous faire demander à monsieur votre père ; c’est moi qu’il veut bien accepter pour gendre et c’est Éraste enfin, que vous rendrez le plus fortuné des mortels, si les espérances que son cœur a conçues ne sont pas démenties par le vôtre.

LUCILE.

Quoi ! c’est vous, Éraste ?

ÉRASTE.

N’en doutez pas, ma chère Lucile.

LUCILE.

La charmante surprise ! Ah, Éraste ! ne vous souvenez des transports de ma jalousie que pour juger mieux de la force de mon amour.

ÉRASTE, lui baisant la main.

Il ne manque plus rien à ma félicité, puisque vous êtes persuadée que je vous aime.

LUCILE.

Je n’en doute plus, et je vois avec un plaisir extrême que vous êtes tout ensemble un ami sincère et un véritable amant.

 

 

Scène XVII

 

ÉRASTE, LUCILE, DAMIS, ARAMINTE, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, LISETTE, LOLIVE

 

DAMIS, à madame Araminte.

Non, Madame, je ne suis plus dans le dessein d’épouser votre fille, et je vous prie de me rendre mon dédit à l’amiable.

ARAMINTE.

Non, Monsieur, je ne vous le rendrai pas. Nous plaiderons, à moins que nous ne nous accommodions en mariant Cléante avec Angélique.

DAMIS.

C’est à quoi je ne consentirai point.

ARAMINTE.

Nous verrons.

DAMIS.

Oui, parbleu, nous verrons ! J’ai de bonnes raisons pour rejeter une pareille alliance.

ARAMINTE.

Des raisons, Monsieur ?

DAMIS.

Et des preuves, Madame, et des preuves...

ARAMINTE.

Hé, quelles preuves, s’il vous plaît ?

DAMIS.

Je ne m’explique pas...

À Angélique.

Non, non, Mademoiselle, vous ne ferez enrager ni le fils, ni le père.

ARAMINTE, lui jetant le dédit qu’il a signé.

Ah, je suis indignée ! Tenez, voilà le cas que je fais de votre dédit, et je romps avec vous pour jamais.

DAMIS, croyant lui jeter le dédit qu’elle a signé, lui jette la lettre de change.

Et moi de même avec vous.

LOLIVE, ramasse les papiers ; et, voyant que c’est la lettre de change, il la montre à son maître.

En voici bien d’une autre.

CLÉANTE.

C’est la lettre de change !

DAMIS.

Ah, je me suis mépris ! C’est ma lettre de change ! rends-la moi, Lolive !

LOLIVE.

Je n’ai point envie de la garder ; je suis prêt à vous la rendre, à une condition pourtant.

DAMIS.

À une condition, traître !

CLÉANTE.

Oui, mon père, j’adore Angélique, et Madame ne demande que votre aveu pour l’accorder à mes désirs.

DAMIS, à son fils.

Donneras-tu donc, fripon ?

LUCILE, arrachant la lettre.

Je la tiens, vous ne l’aurez pas que vous n’ayez souscrit au bonheur de Cléante.

DAMIS, courant à Lucile.

Vous me la rendrez, Madame.

ÉRASTE la prenant.

Je l’ai.

DAMIS, courant à Éraste.

Monsieur !

ÉRASTE.

Votre consentement.

DAMIS.

Ma lettre, de par tous les diables, ma lettre ! ils vont la mettre en pièces !

ÉRASTE.

J’en suis dépositaire, Monsieur, et vous ne l’aurez qu’après la signature du contrat.

DAMIS.

Qu’il épouse, qu’il épouse, et qu’il enrage !

ARAMINTE.

Entrons tous au logis, et envoyons chercher mon notaire.

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